XIV

Dans mon sommeil, qui est la musique des tombes, je viens de la voir encore, belle comme en sa jeunesse, mortellement belle et lasse, si tranquille et muette. Elle allait quitter ma chambre et je l’ai rappelée d’une voix hystérique qui me faisait honte dans le rêve. Elle m’a dit qu’elle avait des choses urgentes à faire, une étoile juive à faire coudre sur l’ours de peluche qu’elle avait acheté pour son petit garçon peu après notre arrivée à Marseille. Mais elle a accepté de rester encore un peu, malgré l’ordre de la Gestapo. « Pauvre orphelin », m’a-t-elle dit. Elle m’a expliqué que ce n’était pas sa faute si elle était morte et qu’elle tâcherait de venir me voir quelquefois. Puis elle m’a assuré qu’elle ne téléphonerait plus à la comtesse. « Je ne le ferai plus, je demande pardon », m’a-t-elle dit en regardant ses petites mains où des taches bleues étaient apparues. Je me suis réveillé et toute la nuit j’ai lu des livres pour qu’elle ne revienne pas. Mais je la rencontre dans tous les livres. Va-t’en, tu n’es pas vivante, va-t’en, tu es trop vivante.

Dans un autre rêve, je la rencontre dans une fausse rue, une rue de film, en France occupée. Mais elle ne me voit pas et je la contemple avec un mal au cœur de pitié, petite vieille courbée et presque mendiante, ramassant des trognons de choux après la clôture du marché et les mettant dans une valise où il y a une étoile jaune. Elle est un peu carabosse et habillée comme un pope avec un drôle de chapeau noir cylindrique, mais je n’ai pas envie de rire. Je l’embrasse dans la rue glissante où passe un fiacre dans lequel est quelqu’un qui est Pétain. Alors, elle ouvre la valise consolidée de ficelles et elle en sort un ours en peluche et de la pâte d’amandes qu’elle a gardée pour moi, et malgré la famine française elle n’y a jamais touché. Quelle fierté de lui porter sa valise. Elle a peur que ça me fatigue et je me fâche contre elle parce qu’elle veut continuer à porter cette valise. Mais je sens qu’elle est contente que je me sois fâché, car c’est signe que je suis en bonne santé. Elle me dit soudain qu’elle aurait préféré que je sois médecin, avec un beau salon et une lionne de bronze, et que j’aurais été plus heureux ainsi. « Maintenant que je suis morte, je peux bien te le dire. » Puis elle me demande si je me rappelle notre promenade, le jour des souliers de daim. « On était heureux », me dit-elle. Pourquoi ai-je sorti de ma poche un énorme faux nez de carton? Pourquoi m’en suis-je affublé royalement et pourquoi maintenant, Maman et moi, marchons-nous royalement dans la rue chuchotante de méfiances? La bizarre toque de Maman est maintenant une couronne, mais de carton aussi, et un cheval malade nous suit, toussant et tombant à grandes étincelles dans la nuit humide. Un antique carrosse, dédoré et incrusté de petits miroirs, bringuebale et tangue derrière le doux cheval poitrinaire qui tombe et se relève et tire le carrosse de cour avec des hochements sages, et ses yeux soyeux sont tristes mais intelligents. Je sais que c’est le carrosse de la Loi morale, éternel et beau. Maman et moi nous sommes maintenant dans le carrosse et nous saluons gravement une foule qui rit et se moque parce que ce carrosse n’est pas un tank de soixante tonnes et la foule nous lance des œufs pourris tandis que ma mère lui montre les rouleaux sacrés des Dix Commandements. Alors, ma mère et moi, on pleure. Jérusalem, me dit-elle soudain, et le vieux cheval malade fait un grand solennel hochement de tête, puis il tourne sa tête vers nous et ses yeux sont très bons, et je répète Jérusalem, et je sais que la signification est aussi Maman, et je me réveille et je m’épouvante de ma solitude.

Ce que les morts ont de terrible, c’est qu’ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir cette présence auprès de moi, forme auguste de mort, forme allant lentement auprès de moi, royalement allant, protectrice encore qu’indifférente et effrayamment calme, ombre triste, ombre aimante et lointaine, calme plus que triste, étrangère plus que calme. Dénoue tes sandales car ceci est un lieu sacré où je dis la mort.

Dans mes sommeils, elle est vivante et m’explique qu’elle vit cachée dans un lointain hameau, sous un faux nom, dans un hameau perdu dans la montagne où elle reste cachée par amour pour moi, chez des paysans. Elle m’explique qu’elle est obligée d’y rester, qu’elle est venue me voir en secret, mais que si certaines autorités savaient qu’elle n’est pas morte, cela aurait de mauvaises conséquences. Elle est aimante dans ces rêves, mais peut-être moins que dans la vie, douce mais un peu étrangère, tendre mais non passionnée, affectueuse mais avec une évasive affabilité et une lenteur dans la parole que je ne lui connaissais pas. On me l’a changée chez les morts. Dans ces rêves, jamais elle ne me considère vraiment et toujours ses regards semblent aller ailleurs, comme vers de secrètes importances désormais plus graves que son fils. Les morts regardent toujours ailleurs, et c’est terrible. Et je ne me dissimule pas, dans ces rêves, que si elle m’aime encore, c’est parce qu’elle m’a tant aimé autrefois qu’elle ne peut pas ne pas m’aimer encore, quoique moins. Puis elle me redit, toujours avec cet incompréhensible calme qui me paraît entaché de moindre tendresse, qu’il lui faut maintenant retourner dans le village où elle se cache. Et je contracte dans ces rêves son inquiétude qu’on apprenne qu’elle est en vie. Car, dans ces rêves, elle est en contrebande dans la vie et il est coupable qu’elle ne soit pas morte. Mais tout cela est folie. Ce n’est pas dans un village mais dans de la terre odeur de terre qu’elle est cachée. Et la vérité est qu’elle ne me parlera plus, ne se préoccupera plus de moi. Effrayante et égoïste solitude des morts étendus. Combien vous ne nous aimez plus, morts aimés, chers infidèles. Vous nous laissez seuls, seuls et ignorants.